La main, la tête et le coeur. Dans le désordre.

Nous avions des cahiers avec des interlignes pour nous apprendre à former les lettres. Nous nous exercions des heures, à fabriquer nos a, nos f, en minuscule, en majuscules, en capitales, en cursives… Quand on porte un prénom comme le mien, la première lettre en majuscule cursive demande un certain effort, une certaine habileté. Cela même avant de devoir épeler mon prénom, c’est là tout autre chose…

Quand mes doigts parvenaient à écrire joliment ou lisiblement au moins, le mot qu’il fallait, il s’inscrivait dans ma tête, comme une histoire. La matière cérébrale est une énorme imprimerie.

Quand je suis arrivée au chantier il y a plus de dix ans maintenant, j’avais mille questions. Ou un milliard. J’en ai encore. Je posais la ou les questions. J’avais droit à un soupir, un regard, une exaspération quand j’allais trop loin, une impatience qui faisait écho à la mienne et à ma faim de comprendre.

Car c’était là qu’était le noeud : je voulais comprendre.

Mon monde originel trouve ses réponses dans les livres, pour caricaturer. Néanmoins, c’est à peu près cela, les livres m’ont appris beaucoup, énormément. Bien plus que l’oral, parce qu’avant tout, je ne veux pas déranger.

De nature plutôt discrète, je continue de chercher les réponses à mes questions dans ce qui constitue les bibliothèques ou les différents modes d’informations qui sont à ma portée.

J’ai fait mon chemin dans ce nouveau monde, où la main commande. Où le geste dirige. Où le vent donne la direction à prendre, que tu le veuilles ou non.

La matière. Le toucher. L’odorat. Le goût. La vue, l’ouïe.

Passer de l’être, au faire.

Il y a des questions qui n’ont de réponse qu’au temps qui passe, à la chaleur dégagée par l’effort, à la griffure d’une poche, à l’humidité d’une botte, à la lassitude d’une fin de journée, à la texture de l’eau, à la froidure d’une joue, aux aiguilles de pluie sur la peau, à la faiblesse d’un muscle.

À la lune qui se lève et au soleil qui se couche.

Il y a les gestes connectés à la tête. Ceux qui se font à force de faire, de forger, de tourner, de refaire, de mal faire, de recommencer jusqu’à ne plus avoir mal, ou plus tard.

L’intelligence du geste : celui qui se fait juste, à point, précis ou suffisamment flottant, adapté à ta force, à celle de ce que tu tiens à bout de main, de bras, d’épaule, de dos.

L’ostréiculture, métier vivant, totalement dépendant d’éléments aléatoires, a une seule certitude :

– Tout est lié –

De mes pieds posés dans la vase, à mon corps plongé dans l’eau, au bout de mon bras donnant à ma main le toucher qui palpite, à mes yeux qui se lèvent pour regarder le ciel et les jeux du vent.

L’huître, symbiose entre l’activité humaine à terre et la biodiversité de la mer, est un trait d’union.

Comme ces repas où le silence se fait autour d’un plateau d’huîtres ouvertes, où l’oeil va observer la brillance de la chair, la blancheur de la nacre, le dessin du manteau, où le nez va se souvenir d’une vague, d’un rire porté par le vent, où la bouche va fermer les yeux, parce que le monde offert à cette dégustation est bien trop grand pour s’échapper contre un mur…

Ces repas qui réunissent autour de la table autant de différences de caractères possibles, d’opinions contradictoires, d’histoires variées, qui pourtant parviennent à s’accorder pour dire que c’est bon, juste bon.

Ces repas qui font se souvenir des amitiés aussi distantes dans le temps que géographiquement.

Je sais des couvercles de bourriche posés sur des cheminées qui nous identifient comme connaissance commune, ou pas très loin.

Les amitiés professionnelles qui deviennent personnelles par affinités de pensées.

Tourner des poches à la marée comme je faisais des lignes d’écriture m’apprennent la vie de l’huître jusque dans sa chair. Deux mondes se réunissent en l’ostréiculture, celui de la main et de la tête, pour n’en faire qu’un, avec souvent, un peu de coeur à l’intérieur.

Au fond, c’est la nature qui donne le tempo, et que l’on soit ouvrier ou patron, intello ou manuel, elle nous met sur un pied d’égalité, nous rendant indissociables les uns des autres, avec autant d’humilité que de gratitude.

« Organza d’huître » pourrait être son titre. Fabuleuse photo de Jean-Paul FRETILLET

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