La chaleur est au Nord, aussi

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Sébastien m’a demandé de raconter, comme je racontais la marée.

Alors, depuis quelques jours, je cogite, je tourne, j’alambique, je refais le monde, et je me souviens.

Mais qui suis-je pour raconter ces moments incroyables, ces parenthèses hors du temps, hors d’heures, où il nous arrive de ne pas voir la lumière du jour, ni de s’assoir, ni de manger, ni de respirer parfois?

Alors j’essaie, je tente, il y aura des lacunes, volontaires et involontaires, les prénoms seront peut-être vrais, peut-être pas, mais peu importe, n’est-ce pas?

La première fois, on me disait, « tu vas voir, Dunkerque, c’est incroyable », « c’est quelque chose ». Et on plissait la bouche, on ouvrait des yeux ronds, mais on ne me disait rien de plus, rien qui ne me prépare réellement à « Ça ».

« Ça », c’est certainement la plus grande dégustation d’huîtres ouvertes en assiettes sur trois jours, de France, d’Europe, et peut-être plus. Je défie quiconque de me trouver un événement où sont ouvertes 7 tonnes d’huîtres sur trois jours, 3 autres tonnes vendues en paniers à emporter.

Bref.

Ça, Sébastien s’en fout un peu. Il le sait, le nombre d’huîtres ouvertes. Son poignet l’en a bien informé, et aussi, les palettes qu’il descend de la semi. Avec son Baptiste, il « dépote », et à eux deux, ils savent bien ce qui est sorti du « frigo ».

Baptiste est musicien. Et cuistot. Ou l’inverse. Sans doute qu’en cuisine, il laisse aller son imagination comme le rythme de ses baguettes sur la caisse. Je ne sais pas les langages des batteurs, mais je sais le rythme, et à Dunkerque, il est dense.

Et ils dansent.

Ben et Steevy donnent du Sardou, du Love me tender, et des plumes se trémoussent sur la scène quand ils se posent enfin.

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14 à ouvrir. 14 écaillers, c’est comme ça qu’on les appelle, écaillers, avec des ostréiculteurs dedans.

Et du coeur.

Nous sommes en manque du Bosco, de Christian, et aussi de son fils Lionel. Des fidèles entre tous, qui n’ont pas pu être là. Il n’y aura pas la sieste de Dédé, assis sur un coin de chaise, il n’y aura pas l’attention de Christian, la crème, qui veille au bien être de tous, il n’y aura pas son fils, abonné depuis des années, parce qu’il commence un nouveau job, dans la vraie vie. Il y a des petits nouveaux, qui ne savent pas encore. (Depuis, ils se sont réinscrits, pour celle de Nieuwpoort et celle de Marcq-en Baroeul, des fois qu’on aurait besoin).

Le dress-code, c’est le tablier jaune et les gants. J’avoue ne pas mettre le tablier, car à vrai dire, ce n’est pas très pratique pour courir. Ma place est à part, pour au moins trois raisons, je suis l’entre deux, et l’huile dans les rouages. En début de file, j’ouvre les huîtres plates, à un autre rythme que celui des creuses, flux tendu et multitâches.

Il y a les premières heures où tu ne lèves pas le nez des huîtres. Parce que tu apprends le geste. Aucun d’entre nous n’avait réellement ouvert des huîtres, avant. Une douzaine par ci, une autre par là.

Rien quoi.

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Dans un panier de 15 kilos de numéro 3, il y a 180 huîtres. Et des paniers de 15 kg, il s’en ouvre des dizaines, en numéro 2 aussi…

Je crois bien que tous, on a essayé de compter combien ça pouvait faire d’huîtres. Au bout d’une heure, sans doute avant, on ne compte plus, on s’étourdit. On renforce les poignets, on étire les épaules, on souffre un peu, et puis on a chaud, suffisamment pour se trémousser au son des musiciens sur scène, on accélère le rythme, ça y est, c’est presque facile. Demain sera un autre jour, au petit matin, quand on découvrira les muscles dont on ignorait jusque là l’existence.

Il y a la pause casse-croute, prise debout, ou assis, sur un bout de table, en regardant défiler les gens qui bravent le soleil du nord, pour venir passer un moment en famille, entre amis, entre collègues. On voit la file d’attente faire plusieurs dizaines de mètres, elle va loin, elle dure trois quart d’heure à certains moment, et nous admirons la patience, l’envie, le plaisir d’être là pour faire la fête.

Les piles d’assiettes remplissent l’étal de glace pilée. 5 couches. De 12. Des centaines.

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Dunkerque, c’est l’impossible compte, tellement ça paraît trop, tellement il faut le voir pour le croire.

On se parle d’oreille à oreille, pour lutter contre la folie sonore, on se raconte des blagues, on sourit aux gens, on leur raconte des blagues, on oublie tout ce qui n’est pas l’instant présent, les factures, les soucis, la douleur. On fait des photos, parce qu’on est ébahis parfois de tout ça, on fait des petites vidéos pour montrer aux enfants « t’as vu, j’y étais! »

Ce truc incroyable, né il y a plus de 30 ans, une histoire entre copains qui voulaient faire une dégustation d’huîtres comme au Port-Rhu, une histoire devenue légende, c’est la foire aux huîtres de Dunkerque, une aventure avant tout, humaine.

Quand on arrive de Bretagne avec notre « micro-bus », on est accueillis par la Bouée Bleue.  La Bouée Bleue, c’est un ensemble de types, un peu fous, très motivés, très joyeux, très courageux, qui oeuvrent pour les gens de mer.

En vrai, ce sont des types qui sont à la retraite ou qui prennent 15 jours de congés sur l’année pour être là au moment des foires, qui donnent de leur temps sans compter tout au long de l’année. L’esprit associatif à Dunkerque n’est pas qu’une idée floue.

Des gars, oui, c’est la Bouée Bleue, exclusivement masculine, j’ai cessé de faire des commentaires là dessus, il y a des choses qui ne changent pas. La Bouée Bleue ce sont des hommes, mariés, et tous ont des femmes qui déploient sans doute des trésors de patience, des heures d’abnégation, des jours d’impatience, et surtout qui sont là, tout autant que leurs hommes… en caisse, en service sur table, en cuisine, au self service, à leurs côtés… partout.

À se demander parfois si la Bouée Bleue sans ses femmes tiendrait la route… je sais la réponse, tout le monde sait la réponse, mais elle ne sera jamais dans les statuts ;-), joke.

Alors on fait la bise, deux, et à deux j’en fais quatre, c’est comme ça.

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Je connais enfin la majorité des prénoms, mais ça n’a pas été facile. Parfois je confonds encore, alors que je reconnais bien. Les femmes, pour beaucoup, restent quand même souvent « la femme de », et j’avoue que ça ne me plaît pas. Mais ça fait plus de 50 personnes à mémoriser, et en trois jours, bien souvent, on a pas le temps de discuter, de savoir qui on est vraiment, qui se cache sous la vareuse bleue.

On a pu tisser des liens avec certains, lors du repas du dimanche soir ou du lundi, ou de passages en Bretagne, au jardin, à admirer le bleu de la mer. Et quand on se revoit, on se reconnaît un peu mieux, le sourire est vrai, jusqu’aux yeux.

Avec les écaillers, en revanche, quelque chose de particulier se tricote. Est-on frères et soeurs de foires comme on serait frères ou soeurs de bataille? Se rapproche t-on parce qu’on a vécu ce moment si fort, si dense, si dur parfois, le tout dans la bienveillance et le respect?

Si chacun de nous a une personnalité propre, indépendante, secrète, elle se dévoile sans doute un peu quand le masque tombe. On va vite à l’essentiel quand le temps manque, quand l’enthousiasme est si communicatif qu’il envoûte, quand la fatigue fait dépasser les bornes du langage, et que la confiance d’une épaule étanche la soif.

Lundi soir, nous sommes revenus de Nieuwpoort en Flandres. Là, encore, il s’est passé des moments que je qualifie d’extra-ordinaires, de chaleur et d’émotions.

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Merci à la photographe de la ville de Nieuwpoort pour cette photo

Par exemple, Dominique qui sert une excellente soupe à la crevette et nous serre dans ses bras le dimanche soir, la voix pleine de compliments, qui a tenu à venir nous présenter sa petite fille, qui voulait aider, mais on ne fait pas encore travailler les enfants…

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Je t’assure que la pause est méritée

Et puis, la lumineuse idée de Jean-Noël d’embaucher un écailler flamand… Arlette nous présente son beau-frère, appelons-le Robert, récemment veuf, tout pétri de tristesse et de solitude. Robert a peur de ne pas savoir faire, mais il est volontaire, il a envie d’essayer. Trois jours durant, il nous a ému de son sourire et parfois de ses larmes, de son courage à rester debout du haut de ses 79 printemps, de son plaisir communicatif. Trois jours pour retrouver le sommeil perdu, apprendre tout ce qu’il faut sur les huîtres pour traduire à ses compatriotes, retrouver des connaissances égarées depuis 40 ans, embrasser des amis, la famille… Retrouver un peu le goût de vivre, dans cette famille que nous sommes, écaillers improvisés, professionnels, habitués, nouveaux, et fidèles.

Je ne sais pas bien , Sébastien, si tu voulais que je raconte comme ça. Nous nous devons de garder en nous les particules de bonheur qu’on ne sait pas dire, les cataclysmes silencieux qui ne se voient pas. Nous pouvons juste ébaucher un trait de crayon qui donne une vague idée de ce qui se passe là, une somme de liens, de bouts, de cordes, qui font de nous une chaîne solidaire et résistante, toujours à l’affut de son maillon le plus faible.

C’est ainsi que font les gens de mer.

Nous nous revoyons dans un mois, mon frère.

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3 commentaires

  1. Tu a très bien raconté notre histoire, pendant c’est foire. Amitié, complicité, soutien, plaisir et joie d’être la ensemble. Comme tu a fini ton récit, au bout de quelques années nous tissons des liens et devenons famille d’ecailler. Et rien que pour ça je ne souhaite rien changer, ni la douleur parfois, ni la fatigue.
    Juste le plaisir d’être parmi vous mes frères

  2. Moi qui suis une enfant de Jean Bart, c’est avec vous que j’ai appris à manger des huîtres, c’est avec vous que j’ai appris l’amitié à la bretonne, Merci messieurs, vous nous manquez déjà… rendez vous au kursaal l’an prochain.. tout est si bien raconté, il n’y a rien à rajouter, seulement Merci 💗

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